Cet interview a été réalisé par Manon Kiening dans le sillage de l’exposition Curiosités d’être(s).
Portrait d’artiste – Jeanne Held. Le 7 octobre 2021, Orangerie du Parc de la Tête d’Or, Lyon
Manon Kiening : Quelle est la première chose que tu as faite aujourd’hui ?
Jeanne Held : Je me suis d’abord levée et je me suis lavée. La douche active tout, exactement comme celle avant le vernissage. C’est un bon départ. Ensuite, j’ai pensé à mes cours, j’ai pensé à ce que j’allais faire ici, j’ai fait une liste mentale sous la douche.
M. K. : Si tu étais une mauvaise habitude ?
J. H. : C’est très compliqué, j’ai beaucoup de mauvaises habitudes mais je ne pourrais pas en incarner qu’une. Avant j’aurais été fumeuse. J’ai essayé de tourner la question dans l’autre sens, mais je ne suis pas non plus une bonne habitude. Ce serait le vélo ou l’établissement d’une liste dès le réveil. J’ai tendance à connecter tout de suite. Je ne sais pas si c’est une mauvaise habitude, c’est une habitude nécessaire quand tu as plusieurs vies en une, à savoir un enfant, ma pratique et des cours à l’école.
M. K. : Donc très organisée !
J. H. : Oui c’est nécessaire.
M. K. : Écoutes-tu de la musique en travaillant, et si oui quel(s) genre(s) de musique ?
J.H. : C’est une question très forte pour moi car mes frères ont fait beaucoup de musique, je me suis toujours demandé pourquoi j’avais choisi le dessin plutôt que la musique. J’ai plusieurs réponses à cela. La première c’est que tu peux faire tes gammes de dessin sans que les autres ne l’entendent. Ça peut être discret, tu peux donc rater sans que cela ne s’entende. La deuxième c’est qu’un musicien peut difficilement écouter autre chose que ce qu’il fait, alors que je peux tout à fait travailler en musique. Je ne travaille qu’en musique. C’est pour cela qu’en tant que professeur, j’invite mes élèves à écouter de la musique lorsqu’ils dessinent alors que le règlement intérieur l’interdit. J’ai différentes périodes musicales, je suis très répétitive. J’écoute des choses très différentes, un peu expérimentales comme Amon Tobin qui utilise beaucoup de sons, c’est très environnemental. Ses musiques me parlent car il y a des matières sonores. J’écoute beaucoup de rap aussi, notamment du rap U.S. avec Kendrick Lamar. J’écoute énormément de batterie car j’aime beaucoup la percussion, comme Nate Smith et d’autres jazzman. J’ai un rapport très fort avec la musique de Claire Parsons puisque j’écoutais énormément ses morceaux quand j’ai fait mon installation. Cela à tel point que j’ai eu envie de lui écrire un mail, je sentais que sa musique participait de mon œuvre. Il y a eu une vraie rencontre à cet endroit-là. La musique n’est pas anodine dans mon travail.
M. K. : Elle participe à ta création.
J. H. : Oui totalement. C’est comme si elle amenait des colorations mentales dans mon travail – uniquement noir et blanc –. Elle structure. Je peux peindre plus de 6 heures d’affilée dans le détail. La musique me permet à la fois de m’enfermer dans le travail et d’entrer dans un espace temporel me permettant de déconnecter avec ce système de liste permanente. Elle agit comme un bouchon.
M. K. : Y a-t-il une œuvre ou un artiste qui t’ont inspirée et qui t’accompagnent dans ta carrière d’artiste ?
J. H. : Oui, beaucoup. Tout le land art me touche énormément. En peinture, je suis portée par Gerhard Richter, grâce à son rapport au flou, au suspendu, à l’image apparaissant comme une réminiscence, avec une mémoire à la fois collective et individuelle. Gordon Matta-Clark crée selon moi du land art dans l’espace urbain. Ce ne sont absolument pas des artistes en lien direct avec ce que je produis actuellement mais ils participent d’une grande famille de références. Le dessin naturaliste me plaît beaucoup dans le statut qu’il donne au dessin ; le discours diffère en photographiant ou en dessinant. Le dessin est un outil d’analyse, j’aime beaucoup les dessins naturalistes pour ça. J’admire les moments où l’art se fait art spontanément, je pense aux artistes présentant des hasards. C’est un décalage avec toutes ces personnes qui ne font pas partie du milieu de l’art mais qui sont des artisans, qui font partie des sciences et qui vont produire de l’art.
M. K. : Comment l’architecture de l’Orangerie a inspiré le travail que tu présentes dans cette exposition ?
J. H. : L’Orangerie a un lien très fort, elle a été le point de départ de toute L’Invariance du rugueux, et donc de Crack. En réalité, lorsqu’on s’est posé les questions scénographiques, j’ai tout de suite vu la possibilité de faire des expositions couloir avec un mur verrière sur lequel on ne peut pas exposer et un mur blanc sur lequel on peut. J’avais du mal à y projeter mon travail, l’enjeu de cet espace était d’arriver à sortir de ce couloir. J’ai donc eu envie de travailler au sol. Je pensais initialement faire des cailloux en plâtre que je viendrais casser. Les verrières et les possibles lumières qui bougent avec la frondaison m’ont beaucoup intéressée. Cela a complètement inspiré la volonté d’avoir des cailloux translucides, qui reçoivent la lumière et sont en écho avec. Ces cailloux jouent de cet espace de passage puisque les promeneurs du parc font apparaître leur ombre sur l’œuvre. C’est aussi pour cette raison que j’ai décidé de garder une face lisse et une face polie, la face lisse vient refléter les arbres du parc et les promeneurs qui ne sont pas dans l’exposition mais qui participent de l’œuvre.
M. K. : Il y a encore un espace de création libre et possible dans ton œuvre.
J. H. : Complètement. Le fait que le lieu soit une galerie d’arbres, que ce soit un conservatoire de la nature, m’a donné envie de créer un conservatoire du minéral. J’envisageais cela comme une promenade en regardant des cailloux, c’est-à-dire des choses qu’on est rarement amené à regarder d’aussi près. Ici, ce sont uniquement des cailloux ordinaires et des gravats. Faire un conservatoire du gravats, regarder les formes pour leur spécificité, leur unicité et leur individualité m’intéressait vraiment. Je trouvais que le lieu s’y prêtait.
M. K. : Tu as vraiment un regard de scénographe sur ce lieu puisque tu t’es tout de suite demandé comment l’occuper.
J. H. : Oui, le lieu pose un vrai soucis de scénographie, notamment au niveau de l’accrochage. Le travail devait être autoportant car sans possibilité de suspension, il devait se déballer et se remballer très vite. J’avais l’envie de déployer un espace avec des formes et un mode de construction simples. Ici, le matériau est compliqué, l’idéal serait de produire avec du tissu.
M. K. : Comment décrierais-tu ton ou tes processus créatif(s) ? Comment celui-ci naît-il ?
J. H. : Je dirais qu’il y a différents processus artistiques. Il y en a un qui est très fort dans le cadre de l’exposition : c’est le processus en soi que je présente. Pour le décrire, j’observe dans un premier temps un spécimen. Ce n’est pas du tout un travail d’imagination, je ne raconte rien, je vais juste essayer de détailler et de rencontrer une matière. À partir de cela, je ne vais plus observer mon modèle mais mon processus. Nous sommes pleinement dans l’expression d’un processus de création puisque le dessin des éponges m’a amené à dessiner mes cailloux, qui sont eux-mêmes une collection. L’idée de les dessiner était d’en faire un catalogue. J’ai beaucoup apprécié le processus de l’image imprimée puisque j’avais la sensation de prendre un élément et de seulement l’imprimer sur le papier, ce qui n’est pas vrai puisqu’il y a du dessin. Cette impression est importante dans mon processus. À partir d’un dessin j’ai fait de la gravure. À partir de la gravure ma matrice est devenue de multiples maquettes qui m’ont donné envie d’occuper l’espace. Cela a donné lieu à des sculptures qui elles-mêmes sont des matrices de linogravures, elles se développent par la suite dans les projets. De manière figurative, ça raconte des cailloux, mais ça raconte également le processus de quelqu’un qui cherche dans plusieurs directions. Lorsque j’arrive à un résultat plastique, je l’observe et regarde l’outil engagé : dans le cas du monotype, je me suis intéressée dans le même temps au résultat imprimé, à la disparition du dessin après plusieurs passages sous presse et aux matrices qui ont servi à l’impression. Je déplace ces outils et leur redonne une vie dans l’exposition. Les éponges plâtrées sont également une façon de penser le dessin comme un outil.
M. K. : J’ai encore l’impression de ressentir ton univers de scénographe : tu fais œuvre aussi avec ton titre, quel est ton rapport au mot dans tes œuvres plastiques ?
J. H. : Le titre est très important puisqu’il est généralement le contrepoids de l’œuvre, c’est ce qui donne une autre vision. Ce ne sont pas que des mots, c’est une idée. Certains titres posent question. Mon rapport aux mots est généralement très important dans mon travail mais il l’est moins ici. J’ai déjà travaillé sur L’Etranger de Camus, à partir duquel j’ai réalisé un film et une mise en espace. Je partais donc d’impressions de lecture, d’où se développait le processus créatif. Dans le cas présent, j’ai tiré mon cahier des charges par la matière pure. Le point de départ est beaucoup plus concret, les mots sont venus durant la production. En six mois de travaux, le temps permet la venue de mots et de sensations, notamment en écoutant des personnes parler. C’est ainsi que j’ai écouté toutes les conférences de Mandelbrot sur la matière fractale. En parallèle de ça, je lisais les textes poétiques de Roger Caillois. À ce moment-là, les mots des autres étaient importants. Je ne peux pas produire si je ne me nourris pas avec d’autres idées puisque je m’ennuierais finalement. Dans le titre de L’Invariance du rugueux, les mots sont très importants car ils ont une portée poétique. En même temps, ils sont un clin d’œil sur les théories autour de la matière de Mandelbrot pour ceux qui connaissent. Pour les autres, le titre va questionner. Ils se font tout de suite une idée de ce qu’est l’invariance – pas forcément l’invariance d’échelle –, ils se questionnent sur ce qu’est le rugueux. C’est intéressant de donner un mot à cette expérience tactile et visuelle mais rarement verbale.
M. K. : Quels sont tes futurs projets ?
J. H. : « Curiosités d’Être(s) » est une étape pour moi. J’aimerais pousser L’Invariance du rugueux plus loin, je la voudrais plus monumentale. En même temps, ces formes seraient plus petites mais plus nombreuses. Je voudrais pousser la portée baroque du projet puisque le sujet du pli est très présent. Je voudrais également développer Crack, qui existerait dans l’espace et qui retrouverait une dimension de monotype. La gravure et l’image imprimée ont parfois du mal à sortir de leur domaine car c’est quelque chose de très fort, c’est l’enjeu ici. J’ai aussi envie de faire une pause dans le plexiglas. Avant d’attaquer ces deux projets, j’envisage de faire des grands dessins sur papier en étudiant des huîtres sauvages récupérées cet été. J’aimerais travailler sur la forme aléatoire de son dépôt, en établissant à nouveau un lien entre l’animal et le minéral. J’aimerais inviter à se perdre dans la matière. Je ne l’ai pas encore évoqué, mais la paréidolie est très intéressante, c’est notre propension à projeter des formes connues dans des formes inconnues, typiquement le travail d’Handan Figen. Je voudrais également travailler le sens du toucher en proposant une œuvre visuelle. Je suis consciente de ne pas être la seule artiste à travailler sur les cailloux et les textures en ce moment, le développement de ce courant artistique et en parallèle de mouvements multimédia est très intéressant. J’ai l’impression que ces deux grands mouvements coexistent et qu’ils ne sont pas incompatibles, l’un très concret et l’autre dans la proposition immersive virtuelle. En travaillant des techniques très traditionnelles, j’ai tout de même l’impression de faire partie de mon époque, il y a peut-être un point de reconnexion dans le fractal. Dans L’Invariance du rugueux, le dépôt de la matière n’est pas une impression, ce n’est absolument pas plat, il existe donc une échelle que personne ne voit. Idéalement, j’aimerais qu’on puisse zoomer dedans, que les visiteurs puissent s’approcher. J’en appelle vraiment à une texture mentale, ce ne serait pas intéressant de toucher mes œuvres actuelles.
Site Web de l’artiste Jeanne Held